Le Corps Mémoire

Centre de ressourcement et de connaissance de soi

«Pour en finir avec la psychologie»

Sciences Humaines N° 275 - novembre 2015 - Liberté : jusqu'où sommes-nous libres ?
 

Rencontre avec François Roustang

Se connaître soi-même ? Une fausse piste. Le langage ? Un leurre. La technique ? Inutile. Pour François Roustang, le psychothérapeute doit être avant tout un « provocateur », pour rappeler au patient qu’il n’a rien d’autre à faire que vivre.

Ne lui dites pas qu’il a quitté la Compagnie de Jésus et l’École freudienne, il vous dira que ce sont elles qui l’ont quitté. Éternel dissident de 92 ans, François Roustang reste un franc-tireur expert en esquives, pirouettes et paradoxes qui refuse les techniques et les opinions définitives. Son triptyque La Fin de la plainte, Il suffit d’un geste et Savoir attendre est réédité sous le titre général Jamais contre, d’abord (Odile Jacob, 2015). Il y délivre la substantifique moelle de sa pratique de la psychothérapie : attention confiante à l’égard du patient, méfiance envers la technique et le langage même, intérêt pour le corps, abandon au lâcher-prise, autant d’éléments favorisés par l’hypnose… et encore, sans exclusive. « Chaque fois que l’on me demande de parler ou d’écrire sur ou à propos de ma pratique, je suis dans l’embarras, écrit-il. J’ai l’impression de ne rien tenir en réserve. Tout ce que je croyais avoir compris ou pensé n’est plus que du sable qui glisse entre mes doigts. » Heureusement, il en faudrait davantage pour nous dissuader de réaliser un entretien…

« Dès que pour la première fois nous ouvrons la porte à quelqu’un, on peut dire que les jeux sont faits », écrivez-vous. Cette règle est-elle valable pour toute rencontre, aussi bien pour une interview que pour une thérapie ? Le cas échéant, qu’est-ce qui s’est déjà joué entre nous ?

Beaucoup de choses. Lors d’une première rencontre, on sait si quelqu’un est accessible ou pas, si on va pouvoir avancer dans la relation, s’aventurer. Les premières impressions sont tout à fait capitales, y compris lors de la prise de contact dans un contexte thérapeutique : indépendamment du langage, l’inscription dans l’espace, la prestance, le corps, la voix, la vue déterminent la relation. Le thérapeute doit être d’une ouverture sans limite, ne porter par définition aucun jugement préalable, aucun diagnostic. Il doit toujours recevoir le patient comme si c’était la première fois, sans préjugé, afin même de lui laisser la possibilité de n’avoir rien tiré de la séance précédente, et de recommencer à zéro. Le plus important, c’est le moment où quelqu’un s’éveille à lui-même : pour que ce soit possible, ne l’enfermons pas dans du connu.

Vous dites qu’il faut voir le patient non comme un malade, mais comme un futur guéri. Comment cela ?

Tout à fait. Nous ne sommes pas des malades, nous sommes des maladroits. On ne sait pas s’y prendre. Le thérapeute doit engager le dynamisme du patient pour que lui-même résolve sa difficulté.

Mais paradoxalement, vous estimez que le thérapeute doit être indifférent à la guérison ?

Oui, c’est capital, ça ! Si le thérapeute se met en tête qu’il a le pouvoir de guérir, c’est vraiment fichu. Au contraire, il doit rappeler au patient qu’il a sa liberté propre, et lui dire : « Si vous en avez envie, à vous de jouer. Je ne peux pas le faire à votre place. » Après, on peut effectuer tout un travail. Mais d’abord, le patient doit prendre sa décision. Qu’est-ce qui fait qu’un professeur peut faire un bien extraordinaire à un gamin ? C’est de le voir adulte, de le projeter déjà dans l’avenir. Il ne va pas lui casser les pieds indéfiniment avec des règles de grammaire ou des habitudes de pensée, il doit susciter quelque chose. Je me souviens très bien, en quatrième, alors que j’étais nul, d’un professeur qui m’a dit : « Que pensez-vous des passions ? Dites ce que vous pensez ! » J’ai écrit un petit papier personnel, en pensant que je n’étais pas complètement idiot. C’est le regard du maître qui suscite l’éveil. Un thérapeute doit être provocateur. C’est-à-dire provoquer quelque chose chez le patient. Vous peinez à monter une côte à bicyclette ? Changez de vitesse ! Acceptez que vous roulez mal, que ça ne peut pas durer comme ça.

Le moteur de la thérapie est donc de permettre à quelqu’un de retrouver ses facultés d’adaptation ?

Voilà ! C’est ça ! Et c’est au patient de trouver, pas besoin de lui expliquer comment on fait. Faites appel au contexte. Pour moi, c’est ça la guérison : sortir de son petit champ d’intérêt et entrer dans une autre atmosphère. Comme des jeunes qui oublient leurs problèmes parce qu’ils vont danser. Le temps qu’il fait nous transforme, de même que la qualité de nos relations, la société dans laquelle on se trouve. Les Français rouspètent toujours alors qu’ils sont le peuple le plus protégé, on veut tout préserver à coups de citadelles, on ne « boit » pas l’atmosphère. Nous souffrons parce que nous sommes désadaptés au contexte de nos vies. Il faudrait inventer une écothérapie, une thérapie par le contexte, sans se perdre dans le langage.

Vous appelez « la plainte » le discours intérieur qu’on entretient sur sa souffrance. Vous dites qu’il faut le mettre à distance, se concentrer sur l’instant présent, ses sensations. N’est-ce pas la même perspective que la troisième génération de TCC, qui inclut une part de méditation de pleine conscience ?

Je ne connais pas très bien les TCC, mais l’obsession des gens qui pratiquent la méditation est d’écarter peu à peu leurs pensées, ou d’en devenir simple spectateur. Aucun intérêt. Ce n’est pas du tout nécessaire. Ce qui est nécessaire, c’est la disponibilité à l’existence, à la situation. Mais il ne faut même pas essayer de maintenir sa disponibilité en permanence, sinon on est perdu.

Chaque approche thérapeutique a ses techniques pour aider le patient. Vous êtes sans doute sensible à l’éclectisme en vogue dans les psychothérapies, à l’intégration de différentes méthodes ?

Quand un thérapeute ou un hypnotiseur prétend que sa méthode marche toujours, c’est de la blague. Si on se trouve dans une telle certitude, on n’est plus libre. Au contraire, chaque fois c’est une aventure. C’est ça qui est passionnant dans ce métier. Mais l’éclectisme n’est pas non plus la solution, car il est illusoire de croire que l’on peut assembler le meilleur de chaque méthode. Même pour l’hypnose, les gens cherchent un cadre précis et une méthode, mais c’est parfaitement inutile. L’hypnose permet de s’immerger dans la vie avec toutes ses composantes, parce qu’on n’a pas d’a priori, pas de résultat précisément attendu, mais une présence et une disponibilité. Et puis, quand on a un peu de bouteille, on n’a pas besoin de technique du tout ! Il faut apprendre, bien sûr, mais pour oublier. Comme quand on apprend à faire du vélo ou du ski, c’est quand on cesse de penser à un apprentissage qu’il est acquis. J’ai été formé à la psychanalyse, l’école de Palo Alto, l’hypnose ericksonienne, etc., mais tout cela doit être complètement fondu en une qualité d’attention. Je dis souvent qu’on est thérapeute à 6 ans, ou qu’on ne l’est jamais. C’est dans les premières relations avec nos proches que l’on devient attentif ou pas. Certains enfants soupçonnent qui sont leurs copains, leurs voisins, tandis que d’autres n’y comprennent rien. De même, je vois des thérapeutes qui ont appris X méthodes mais sont complètement hermétiques à toute spontanéité, à toute création. Entre le vieillard que je suis et le petit garçon de 6 ans, il y a une proximité.

Réussir sa vie, c’est rester ou redevenir l’enfant qu’on a été ?

Ce serait un grand principe. Et je n’aime pas les grands principes. Laissons plutôt le béton redevenir du sable. Nous manquons de désinvolture. De négligence. Une séance est réussie quand un patient repart en rigolant.

Le rire est une option très peu abordée par les psychologues, qui n’aiment pas envisager son pouvoir thérapeutique…

Parce que vous supposeriez que leur travail est sérieux ? Mais non !

Justement, vous écrivez qu’il faut en finir avec la psychologie, ou qu’elle n’existe pas… Que lui reprochez-vous exactement ?

La psyché n’existe pas. On ne peut pas distinguer le corps et l’esprit. Par définition, une discipline fondée sur l’étude de l’esprit n’a donc aucun sens. Nous n’avons pas de « moi » surplombant notre vie : lisez les Exercices d’humanité de Vincent Descombes pour vous en convaincre. Quand les gens me disent par exemple : « Je suis anorexique, je voudrais savoir pourquoi », je leur recommande de jeter les pourquoi par la fenêtre jusqu’à ce que la cour en soit remplie. Certains psychanalystes sont plus malins que ça, mais enfin, chercher les pourquoi, ça n’a aucun intérêt. Hier encore, je disais à un thérapeute venu me voir pour une supervision : « Mais vous en savez beaucoup trop ! Ça vous encombre ! Arrêtez de vouloir tout interpréter ! »

Vous citez Georges Bernanos : « Se connaître est la démangeaison des imbéciles. »

Je n’en ai pas retrouvé la source, c’est peut-être moi qui ai inventé la phrase… Se connaître est inutile, il faut vivre. Si vous me dites de courir un 100 m ou d’être toujours de bonne humeur, je ne peux pas : on peut connaître ses limites, au plus, mais passer son temps à se connaître n’est pas du tout une orientation thérapeutique souhaitable. Mon expérience psychanalytique a été décisive, très féconde pour moi, elle m’a permis de changer de vie. Mais bien souvent, les psychanalystes sont enfermés dans leur dogme. Ils ont besoin d’une doctrine. On dit que la psychanalyse pose et se pose toutes les questions, sauf de savoir si la théorie est vraie. Mais ce n’est pas possible : il n’y a pas de vérité ! Et il n’y a pas de sens, autre que le sens de la marche.

Vos propos rappellent un peu ceux de Montaigne, qui disait « Quand je danse, je danse. Quand je dors, je dors », et qui, quand quelqu’un se plaignait de n’avoir rien fait de la journée, répondait : « Quoi, n’avez-vous pas vécu ? »

Exactement ! C’est merveilleux, Montaigne. Commençons par comprendre qu’il n’y a pas de problème. On fait ce qu’on a à faire, c’est tout.

Il y a peut-être des problèmes que l’on se crée soi-même en ruminant des choses qui n’existent plus ou qui n’existent pas. Pour autant, d’autres problèmes personnels sont réels : les deuils, les maladies physiques…

Bien sûr, certains malheurs sont réels. Toute la question est de savoir comment les aborder. Une patiente est venue me voir parce que sa fille était morte écrasée par une voiture. Elle laissait sa chambre intacte, sans rien y toucher. Quelque chose était figé. Toute la première partie de la thérapie, ce fut de lui demander de récupérer cette chambre comme un espace de vie. Il s’agit quelquefois, pour le thérapeute, de percevoir le détail qui bloque tout. Il y a un point d’impact, et si quelqu’un parvient à défaire cette gangue, alors il est possible de se recentrer sur l’instant présent pour en tirer le plus possible.

Il y a une part de mysticisme, là-dedans…

(Éclatant de rire) Ah, nous y voilà !

Vous l’attendiez, celle-là !

Bien sûr ! Je ne nie pas du tout le mysticisme. J’entends parfois dire que l’hypnose est liée à la pensée magique. Non, à la magie ! Et comment on fait opérer la magie ? En tapant des mains, ou sur des percussions. La magie, c’est la musique. Les musiciens comprennent tout de suite ce qu’est l’hypnose. Appelez ça mysticisme, musique, magie, comme vous voudrez… Est-ce que Montaigne est mystique ? Tout le contraire ! Il fait preuve d’une telle désinvolture, d’une telle souplesse, d’une telle nonchalance…

Il faut vivre la vie comme si on était au cœur d’une partition, d’une chorégraphie ?

Voilà, c’est ça ! C’est un théâtre, une symphonie, et chacun joue sa part.

Et quelle est votre part ?

Bientôt, la mort ! Ce sera un plaisir, une délivrance. En dehors de recevoir des patients, j’ai passé mon temps à écrire. Ça a été ça ma vie : l’écriture. Or, il me faut maintenant y renoncer. Je n’y arrive plus. J’ai fait mon temps, et voilà. Ce n’est pas dramatique quand je pense aux milliards et milliards d’humains qui m’ont précédé.

Si vous deviez résumer le plus essentiel de ce que vous avez appris ou compris au long de votre carrière, ce serait quoi ?

Qu’il n’y a rien d’essentiel.




François Roustang


Ancien jésuite et psychanalyste, hypnothérapeute, il a publié notamment, chez Minuit, Un destin si funeste (1976) où il prenait ses distances avec Freud, Lacan, De l’équivoque à l’impasse (1986, tous deux réédités en Petite Bibliothèque Payot, 2009), Qu’est-ce que l’hypnose ? (1994) et, chez Odile Jacob Comment faire rire un paranoïaque ? (1995) et Jamais contre, d’abord. La présence d’un corps (2015).

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Ce texte a été reproduit ici afin que vous puissiez le lire facilement sur un smartphone. L'original est sur le site de Sciences Humaines